Quatre semaines de raid en ski-pulka sur une île montagneuse grande comme une de nos provinces, avec les ours polaires et le soleil de minuit pour seuls compagnons.
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C’est au cours d’un périple en kayak de mer effectué durant l’été 1997 au coeur de l’Arctique canadien (1), que nous avons découvert l’île de Bylot.
Nous avions quitté le village d’Arctic Bay, situé sur la péninsule de Borden, au nord de la Terre de Baffin, pour rejoindre le lieu habité le plus proche: le village Inuit de Pond Inlet, à plus de 500km.
Après avoir longé le détroit de Lancaster, nous étions à l'entrée du chenal de Navy Board lorsque, au détour d’un promontoire, l'île de Bylot émergea de la brume sur l’autre rive. La beauté des montagnes enneigées qui recouvraient l’île, la proximité de la mer et les lumières roses de cette soirée arctique nous donnèrent sur le champ l’envie de revenir ici avec des skis. Les journées qui suivirent, passées à longer en kayak les côtes de l’île, à en découvrir tous les aspects et à en examiner tous les accès, renforcèrent ma conviction. Au bout d’une semaine, il n’y avait plus de doute: je reviendrai.
Gérard (G) et Béatrice (D) arrivent au camp 2 - 4 mai 1999.
L’aventure en kayak autour de Bylot terminée, l’aventure à skis à l’intérieur de Bylot débutait. La quête des informations commença à Pond Inlet chez nos amis Inuits et se poursuivit en France entre les amis, Internet et les bibliothèques.
L’île de Bylot est un vaste territoire de 18000km2, totalement vide d’hommes. On n’y trouve aucun village et seuls, quelques rares ornithologues, botanistes ou géologues arpentent les lieux durant le court été polaire. Le seul récit d'une visite de l'intérieur de l'île est celui du grand Bill Tilman (2) qui, au cours de l'été 1963, traversa Bylot en deux semaines du nord au sud entre le cap Liverpool et le glacier Sermilik avant de retrouver son bateau, le célèbre Mischief ancré à Pond Inlet.
Béatrice au camp 10. 1er mai 1999.
La vie est cependant bien présente sur l’île. De la mi-mai au début d’octobre, 80.000 oies sauvages accompagnées par plusieurs centaines de milliers d’oiseaux viennent se reproduire sur les basses plaines côtières du sud-ouest de l’île. Elles y retrouvent chaque année les renards, les lièvres, les loups, les troupeaux de caribous et les centaines d’ours polaires qui forment l’habitat permanent de cette île magique, tandis que phoques, narvals, morses et baleines peuplent les mers environnantes.
Béatrice (G) et Gérard (D) entre les camps 14 et 15 le 8 mai 1999.
Hormis les réserves d’oiseaux de l’ouest, toute l’île est occupée par les sommets des Byam Martin Mountains qui culminent vers 2000m d’altitude, en dominant de vastes glaciers dont certains atteignent la mer. En pente douce, peu crevassés, séparés entre eux par des cols faciles, ces glaciers constituent un terrain très propice au ski avec pulka. De nombreux sommets ou lignes de crêtes peuvent être gravis à skis ou à pied, éventuellement en crampons, et il est souvent intéressant de laisser un camp fixe afin d’aller explorer les alentours. La proximité du pôle magnétique rend l’usage de la boussole difficile et un GPS peut s’avérer utile pour retrouver son camp si le brouillard survient.
L’accès à l’île de Bylot est très simple en utilisant le petit aéroport de Pond Inlet, séparé de Bylot par un bras de mer de 25km de large: Eclipse Sound. Celui-ci, gelé jusqu’en juin, peut être franchi rapidement en traîneau à chiens, en motoneige ou à skis et un arrangement peut être conclu sur place avec les habitants. Afin d’éviter tout problème de rendez-vous, la meilleure solution consiste à se faire transporter à l’aller et à regagner Pond Inlet en traversant Eclipse Sound à skis avec les pulkas. Compter une journée pour traverser. Pond Inlet est desservi deux ou trois fois par semaine par des vols au départ de Montréal ou d'Ottawa. Gros village de plus de 1000 habitants, Pond Inlet possède deux supermarchés où l’on peut acheter de l’essence blanche (white gas) spéciale pour les réchauds.
Arrivée au bord de la mer vers le camp 16. Au fond, on aperçoit la côte autour de Pond Inlet - 10 mai 1999.
Béatrice sur le haut glacier Kaparoktalik. 23 avril 1999.
De la mi-octobre au début de mars, la nuit polaire et un thermomètre qui peut descendre à -50°C en janvier interdisent de fait tout accès à l’intérieur de l’île de Bylot. La saison d’été est très courte et il gèle au bord de la mer dès la fin du mois d'août. La situation des glaces ne permet pas de naviguer chaque année, ce fut par exemple impossible en 1999. Les bonnes années, quelques randonneurs longent les côtes sud de Bylot ou visitent les fjords de la côte nord de la Terre de Baffin en kayak de mer. La fréquentation demeure cependant très faible et durant notre raid en kayak de l’été 1997 qui dura six semaines, nous n’avons vu aucun bateau.
La bonne époque pour un raid à skis se situe en avril et mai. En mars, les températures sont encore basses avec des minima nettement inférieurs à -30°C, tandis qu’en juin l’accès à Bylot peut devenir impossible à cause des glaces flottantes. Au printemps, le temps est généralement beau, avec peu de vent et des températures minimales de l’ordre de -25°C seulement.
Malgré ces conditions favorables, il semble bien que personne ne soit jamais allé visiter l’intérieur de l’île avec des skis. Ce fait très étonnant nous a été confirmé par plusieurs habitants de Pond Inlet, affirmant n’avoir jamais vu aucun randonneur aller à Bylot en traversant Eclipse Sound à skis, et n’en avoir jamais transporté. Seuls, quelques Inuits ne pratiquant pas le ski viennent parfois sur l’île en motoneige ou en traîneau à chiens pour chasser les caribous ou les loups, en demeurant près de la côte. La conséquence de cette situation est qu’il n’existe aucun livre ou article de revue, en français ou en anglais, disponible sur l’intérieur de Bylot, hormis des documents scientifiques portant sur la glaciologie, la botanique, l’ornithologie ou la géologie et résumant des études effectuées en été.
Le camp 12 - 4 mai 1999.
Le problème des ours
La présence des ours polaires constitue ici un véritable problème. Ils sont en effet nombreux et l’on a toutes les chances d’en rencontrer lors d’un séjour à Bylot. Au printemps, ils sont partout: sur la glace de mer bien sûr où ils chassent le phoque mais aussi à l’intérieur de l’île, bien qu’ils ne puissent y trouver aucune nourriture. Nous avons relevé des traces sur une crête à 1800m d’altitude et reçu une longue visite de deux ours à un camp installé à 1000m d’altitude et à 35km de la mer.
Les ours arrivent au camp 13 le matin du 6 mai 1999.La tente est à moins de 10m de la clôture bien visible.
Trace dans la neige fraîche des ours venus au camp 13. La mère (àD) et l'ourson(àG) - 6 mai 1999.
Enfin, ils ne sont pas craintifs, mais au contraire très curieux, et n’ont guère peur de l’homme que, parfois, ils ne connaissent pas. Véritable symbole du Grand Nord, l’ours polaire est un animal magnifique qui est en parfaite harmonie avec le cadre qui l’entoure. Son apparition, parfois accompagnée d’un ou deux oursons, avec sa démarche lente et majestueuse dans la neige, son air étonné et son épaisse fourrure couleur ivoire, constitue une vision magique et un intense moment d'émotion. Même un coup de feu tiré en l'air à quelques mètres ne les fait pas fuir rapidement.
Lorsque l’on est enfoui dans un sac de couchage, il est important d’être averti de l’arrivée d’un ours. Afin de dormir en paix, nous installions donc chaque soir autour de la tente une clôture électrique reliée à une alarme. Cette précaution entraîne un supplément de poids d’une douzaine de kilos et un travail fastidieux de montage et de démontage quotidiens mais, comme le montre la photo, elle ne fut pas inutile! Dans un but strictement défensif, la possession d’un fusil adapté est donc très conseillée, malgré une nouvelle surcharge de six kilos.
En quittant le lac gelé à l'est du glacier Aktineq - 7 mai 1999.
Carnet de route
Arrivés à Pond Inlet le 17 avril, nous sommes hébergés chez notre ami Johnny Mucktar que nous retrouvons avec plaisir, deux ans après notre voyage (1) ici en kayak de mer. Le lendemain, Johnny nous dépose en motoneige, avec nos 200 kilos de matériel, sur la côte sud de Bylot, à l’entrée du glacier Kaparoqtalik. Après une brève poignée de mains (les Inuits ne sont pas inutilement expansifs), nous voilà seuls sur l’île pour quatre semaines.
19 au 22 avril - Le glacier Kaparoktalik
Gérard au camp 5 sur le haut glacier Kaparoktalik - 23 avril 1999.
Le choix du glacier Kaparoqtalik pour débuter notre raid, effectué sur la base des photos aériennes, s’est avéré judicieux: une moraine frontale en pente douce depuis la mer, aucune difficulté pour prendre pied sur le glacier ni pour le remonter durant quatre jours. La neige est peu profonde et les pulkas glissent assez facilement, il n’y a pas de vent, le ciel est clair, il ne fait pas très froid; quel bonheur !
Malgré ces bonnes conditions, nous progressons assez lentement car les pulkas sont lourdes et nous devons monter à plus de 1500m.
23 au 26 avril - Le versant nord de l'île
Le glacier Kaparoqtalik se termine vers 1600m d’altitude par un col facile qui marque la ligne de partage des eaux (ou plutôt des glaces) entre les côtes sud et nord de l’île. Le temps reste beau, un peu voilé, voire brumeux par moments, avec des cristaux de neige en suspension et une lumière superbe. En milieu de journée, nous abandonnons les pulkas au col situé au-dessus du C5 afin de gravir à pied la crête facile qui le domine de 300m. Panorama grandiose avec vue sur la mer vers l’est. Montagnes et glaciers à 360°.
Descente du sommet 2040m vers le camp 11. 2 mai 1999.
Un autre col, d’autres sommets sur le versant nord de l’île, autour du camp 7 où nous passons deux nuits. Marchant à pied sur une ligne de crêtes, des traces apparaissent dans la neige. Leur taille et leur forme ne permettent aucun doute: un ours est venu ici récemment. C’est assez incroyable car l’endroit est escarpé, à 1800m d’altitude et à 40km de la mer la plus proche, mais l’ours alpiniste existe, nous l’avons rencontré.
27 avril au 1er mai - Ascensions
Nous dominons toujours la côte nord de Bylot. Ascension d’un sommet de près de 2000m entre les camps 8 et 9. Vers le nord, très belle vue sur la polynie du détroit de Lancaster. Il s’agit de parties de mer qui sont toujours libres de glaces, même au coeur de l’hiver. Ces polynies apparaissent toujours aux mêmes endroits et celle du détroit de Lancaster, au nord de Bylot, est bien connue. On voit parfaitement la côte gelée et la mer libre au large.
En quittant le camp 13 sur le glacier Aktineq. 7 mai 1999.
Le camp 9 est situé à un col et il n’est pas facile d’estimer correctement la raideur d’une pente sur les photos aériennes. Aujourd’hui, je me suis un peu trompé. Ce col qui me paraissait débonnaire est en fait une pente raide qu'il faut monter. Pas de problème. Les skis sur la pulka, les crampons aux pieds, les bâtons à la main et nous tirons comme des boeufs pour gravir le col qui va nous ramener sur le versant sud de l’île. Parvenus au camp 10, le brouillard survient et on n’y voit rien. Paresse. Repos bienvenu sous la tente, car la montée de la veille fut un peu rude.
Béatrice au sommet sans nom situé à l'est du camp 11 - 3 mai 1999.
2 au 6 mai - Sommets
Béatrice et Gérard au sommet situé au-dessus du camp 12. 5 mai 1999.
Nouvelle erreur dans l’estimation de la pente mais heureusement, c’est à la descente. Suivant une technique éprouvée, les pulkas glissent à bout de corde et nous suivons en crampons. Au départ des camps 10, 11 et 12, nous faisons plusieurs courses à skis ou à pied sans les pulkas.
Un sommet gravi à pied au-dessus du camp 11 domine le glacier Aktineq. C'est l'un des points culminant de l'île à plus de 2000m. A la descente, en fin de journée, retour au camp sous une lumière somptueuse face à Eclipse Sound.
Puis, au-dessus du camp 12, une très belle course à skis sans les pulkas, terminée en crampons sur une fine arête de neige. Magnifique panorama. Traversée du sommet. A la descente, la godille avec des bottes en feutre et un talon flottant laisse un peu à désirer. Et enfin, un dernier sommet dominant le camp 12.
Montée au sommet au-dessus du camp 12. 5 mai 1999.
6 mai - Les ours au camp 13
Temps superbe au camp 13 en ce matin du 6 mai. Nous venons de nous réveiller et paressons dans nos sacs de couchage. Béatrice, toujours première levée, est sortie de la tente et revient en criant «Un ours», puis elle se ravise «Non, deux ours». Je jaillis de mon sac de couchage en deux secondes tandis que Gérard fait de même et empoigne le fusil.
Les ours au camp 13. La mère à gauche et l'ourson à droite - 6 mai 1999.
On se retrouve en caleçon et chaussettes dans la neige face à deux ours de belle taille qui examinent la clôture du camp avec attention. Ils sont à moins de 15m. Béatrice prend des photos. Il y a là une femelle et son ourson. Nous sommes en mai, les oursons naissent en décembre et celui-ci doit avoir 18 mois car c'est un bel adolescent de plus de 100 kilos. Il sera sans doute chassé par sa mère dans quelques semaines mais pour l'heure, il la suit encore. Malgré plusieurs coups de fusil tirés en l'air pour les faire fuir, la visite sera longue mais ils finiront par partir. Ouf !
Les ours devant la tente au camp 13 le 6 mai 1999.
Après ce réveil en fanfare, le retour à Pond Inlet commence par la descente de la partie supérieure du glacier Aktineq. Superbe traversée du lac gelé qui sépare le glacier d’Aktineq de la vallée du glacier Sermilik.
Lac glacé vers le camp 14. Au fond, la trace venant du camp 13 - 7 mai 1999.
8 au 10 mai - Retour au bord de mer
Descente du dernier glacier situé avant le camp 16. 10 mai 1999.
La descente vers la mer se fait en suivant le glacier Sermilik d’apparence facile. Mais, à Bylot, les flancs des langues terminales des glaciers sont souvent verticales sur des longueurs de plusieurs kilomètres et des hauteurs de plusieurs dizaines de mètres ce qui rend toute descente impossible. Cette morphologie particulière est difficile à détecter sur les photos aériennes en raison de certains effets d’ombrage. Ce jour là, nous franchissons une marche d’escalier de 40 mètres de haut par un passage précis, mais facile, existant sur le front du glacier. Arrivée sur la mer. Pond Inlet est visible à 25km sur l’autre rive d’Eclipse Sound.
11 mai - Eclipse Sound et Pond Inlet
Cap sur Pond Inlet qui grossit petit à petit au fil de la journée. Nous avançons au milieu des aglous de phoques. Parvenus à 2km de Pond Inlet, Johnny, qui nous suivait à la jumelle depuis le matin, vient à notre rencontre; nous sommes là le jour dit à l’heure prévue. Congratulations et étonnement de Johnny de nous voir revenir en pleine forme. Festin de caribou et de saumon arctique, signe d’intronisation à un mode de vie traditionnel en voie d’extinction.
Arrivée à Pond Inlet - 11 mai 1999.
Epilogue
Nous n’avons certainement pas réalisé un grand exploit en allant à Bylot, même s’il s’agissait, peut être, d’une «première» à skis. Par contre, bénéficiant de bonnes conditions météorologiques, nous avons passé quatre semaines extraordinaires, isolés sur une île grande comme une de nos provinces, avec les ours polaires et le soleil de minuit pour seuls compagnons.
Ignorant toutes les contraintes d’heure, d’itinéraire, de neige, de refuge et de temps, nous avons pratiqué un véritable ski de liberté, sans nous enfermer dans un ski domestiqué, stérilisé, sécurisé et prisonnier de ses propres règles.
(1) - Voir sur ce site la traversée d'Arctic Bay à Pond Inlet en kayak de mer.
(2) - H.W.Tilman : Mostly Mischief. Hollis and Carter éditeurs, 1966.
Gérard Breton*, Marc Breuil et Béatrice de Voogd ont découvert l'île de Bylot du 17 avril au 11 mai 1999.
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